
Au Sénégal, le difficile retrait des enfants talibés de la rue
Malgré une volonté politique du chef de l’Etat Macky Sall qui, depuis le 30 juin 2016, avait ordonné le retrait des enfants dans les rues de Dakar, les enfants-talibés squattent encore les coins et recoins de la capitale sénégalaise. Cette mendicité rapporterait plus de 5 milliards FCFA par an aux marabouts à Dakar, selon un expert des Nations Unies au Sénégal cité par Human Right Watch.
Enfant, il y a des leçons que l’on apprend et que l’on oublie avec le temps. Il y en a d’autres que l’on retient, sur les conditions dans lesquelles elles ont été enseignées Les sourates dans les recueils coraniques doivent être apprises par les musulmans pratiquants. Elles sont enseignées aux plus jeunes dans des internats ou encore dans les écoles coraniques appelées ‘daaras’ au Sénégal.
Mais, poussés par leur marabout, c’est-à-dire celui qui enseigne le Coran, certains enfants sont obligés de faire l’aumône dans les rues de Dakar, capitale du Sénégal.
Une situation qui divise l’opinion publique car beaucoup de ces talibés vivent dans des conditions déplorables. Ils sont souvent maltraités et écartés du système scolaire, comme en témoignent certains dans l’émission Au Cœur de l’Actu diffusée le lundi 5 décembre dernier par la BBC.
Si bien que le président de la République du Sénégal, Macky Sall, avait ordonné aux services compétents de retirer les enfants des rues et de les placer dans des centres d’accueil pour les rendre à leurs parents.
Il a mis en garde ceux qui les forcent à mendier d’une amende ou d’une peine de prison. Ce qui n’empêche pas les talibés de prendre quartier tous les jours dans les rues de Dakar.
L’image fait désormais partie du décor de la capitale sénégalaise et de plusieurs villes du pays. Un pot à la main, quelques fois vêtus de haillons, les pieds nus, ils se déplacent en petits groupes à la recherche de leur pitance.
“Un talibé chez nous veut dire quelqu’un qui apprend le Coran dans le vrai sens du terme”, explique Adama Seck, le premier vice-président de la Fédération nationale des associations des écoles coraniques du Sénégal (FENECOS).
Le maître coranique essaie d’expliquer les raisons pour lesquelles les marabouts envoient les talibés mendier dans la rue, à certaines heures précises de la journée.
“Le fait de les envoyer mendier, c’est une question de survie si je peux m’exprimer ainsi. Un maitre coranique qui prend en charge ces enfants, si toutefois il ne possède pas de quoi vivre avec ces enfants-là. En tout cas notre religion ne le blâme pas de les envoyer dans des heures précises d’aller demander quelque chose à manger, surtout pour avoir un petit-déjeuner, un déjeuner ou un diner”, affirme Adama Seck.
“L’essentiel, c’est de le pratiquer à des heures déterminées pour ensuite revenir au daara continuer leur apprentissage du Coran, tout simplement ; mais pas pour demander de l’argent, pour faire quoi que ce soit comme le font certains malfaiteurs ou certains soi-disant marabouts qui se revendiquent comme des enseignants alors qu’ils ne le sont pas. Ce sont des gens qui ne font que chercher de l’argent”, précise-t-il.
Pour arrêter cette pratique qui gangrène la vie des enfants dans la capitale sénégalaise, le FENECOS met en place des commissions pour séparer le bon grain de l’ivraie.
“Au niveau de notre fédération, nous avons des commissions qui sont chargées de gérer ces genres de questions, faire un recensement ou un diagnostic pour essayer de trouver qui sont les véritables maitres coraniques et puis, non seulement de les recenser mais d’essayer de travailler avec nos autorités compétentes”, indique Adama Seck.
C’est dans cette dynamique que l’Etat du Sénégal, poursuit-il, leur avait demandés par l’intermédiaire de l’ancienne ministre Ndèye Saly Diop Dieng, en charge de la Femme, de la Famille et de la Protection des Enfants, “de produire un document qui va préconiser des solutions par rapport à ces questions de la mendicité”.
Un document avait été élaboré par la commission technique de la FENECOS et remis aux autorités qui n’ont pas jusqu’ici réagi à ce sujet.
Toutefois, à la question de savoir si le Gouvernement proposait des aides conséquentes qui permettraient aux talibés qui font l’aumône d’être nourris matin, midi et soir, est-ce qu’ils auraient toujours besoin de mendier, M. Seck avait esquivé en évoquant l’heure de la prière.
Par la suite, la BBC a essayé de le rejoindre à maintes reprises sans succès.
Ce que fait l’Etat du Sénégal
Dame Wilane est un ancien talibé qui faisait sans doute partie des plus de 60 000 enfants qui avaient été répartis dans les daaras à Dakar, selon l’ONG Humanium.
Aujourd’hui âgé de 30 ans, il a été enfant de la rue pendant deux ans dans un daara, de 6 à 8 ans.
Il lance un appel à l’Etat du Sénégal pour qu’il prenne ses responsabilités par rapport à la situation des enfants dans la rue.
“Je voulais seulement dire que l’Etat doit prendre ses responsabilités. Quelques fois, je rencontre des jeunes qui sont addictes à la drogue, ça me brise le cœur. Pour moi, l’Etat ne fait rien parce que c’est inadmissible de voir des enfants de 6 ans, de 5 ans dans la rue”, dit-il.
De son propre chef, Dame Wilane décide de nous décrire ce à quoi ressemblait la journée d’un talibé en son temps.
“Une journée, c’est un peu compliqué parce que quand on se réveille le matin, la première chose à faire c’est de chercher à manger. Quelquefois, on vole pour manger, parfois on mendie pour manger”, révèle-t-il.
“On étudie jusqu’à 8h et le marabout nous laisse aller mendier. On mendie jusqu’à midi et on retourne au niveau des daaras pour étudier encore et réciter ce qu’on a appris le matin. Et vers 13 h, on retourne encore mendier pour le repas. A notre époque, chaque jour tu ramènes 500 FCFA, si tu n’as pas la somme, tu es battu”, précise-t-il.
Dame Wilane était confronté à la dure obligation de devoir ramener tous les jours 500 FCFA à son marabout, jusqu’au jour où il a rencontré un représentant de l’association Village Pilote dans un commissariat de Dakar.
Il se souvient de sa rencontre avec cette organisation française qui œuvre pour le retrait des enfants qui mendient dans les rues du Sénégal, entre autres.
“Je l’ai rencontrée dans un commissariat mais ça a changé ma vie. Sincèrement. On a des animateurs. Parce que chaque enfant a son histoire et c’est très compliqué. Par exemple, un enfant qui n’a aucune civilisation, qui a grandi dans la rue, ce n’est pas facile de les canaliser. Mais les animateurs là-bas font un travail extraordinaire. Quand je mendiais, des fois je voyais des jeunes avec leur mamans qui les emmenaient à l’école. (Rires). Je voulais intégrer l’école.”
A force de vouloir réussir, Dame Wilane s’est battu pour suivre une formation technique qui a fait de lui ce qu’il est devenu aujourd’hui.
“Je suis un technicien supérieur en maintenance des engins lourds. J’ai eu le Bac T1 en Fabrication mécanique, après j’ai fait une formation en Maintenance des engins lourds”, explique-t-il.
L’appel d’Amnesty International à l’Etat du Sénégal
L’ONG Amnesty International, dans un rapport publié le 12 décembre dernier dénonce le fait que des dizaines de milliers d’enfants talibés sont toujours obligés de mendier dans les rues sénégalaises, parfois dans des conditions insalubres et inhumaines.
“Les enfants talibés sont confiés – parfois très jeunes -par leurs familles à des maîtres coraniques pour l’apprentissage du Coran. Très présents dans les centres urbains, ils sont souvent forcés à mendier pour leur entretien et celui de leur maître”, souligne Amnesty International dans son rapport.
“Il n’existe pas de statistiques officielles concernant le nombre d’enfants talibés. Toutefois, il est estimé qu’il y a plus de 2 000 daaras à Dakar, avec un effectif de près de 200 000 talibés, dont 25% pratiqueraient la mendicité forcée, selon une cartographie de l’ONG Global Solidarity Initiative (GSI) publiée en 2018”, renseigne l’organisation de défense des droits humains.
Elle demande ainsi que les lois sanctionnant la mendicité forcée et les violences contre les enfants doivent être appliquées.
“Le Sénégal s’est engagé à plusieurs reprises à mettre fin à la mendicité forcée des talibés et à améliorer les conditions de vie dans les daaras. Des efforts ont été faits en ce sens, mais ils restent insuffisants. Le gouvernement doit agir davantage sur cette problématique, en concertation avec tous les acteurs concernés, afin de mettre fin à la souffrance des enfants talibés”, indique Samira Daoud, Directrice régionale d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.
Amnesty relève également le blocage du projet de Code de l’enfant par des pressions de certains milieux conservateurs.
Elle recommande ainsi des pistes d’actions pour renforcer la protection de l’enfance.
“Les autorités sénégalaises doivent notamment établir une cartographie des écoles coraniques et du nombre d’enfants talibés pour comprendre l’ampleur du phénomène, renforcer le financement de ses programmes de modernisation des daaras et de protection de l’enfance, adopter le projet de Code de l’enfant et la loi portant statut du ‘daara’ et faire appliquer le code pénal et la loi sur la traite pour poursuivre les auteurs de maltraitance et les organisateurs de la mendicité forcée”, dit-elle dans son communiqué.
“Face au drame vécu par de nombreux enfants talibés, nous appelons les autorités à prendre des actes forts en adoptant le projet de Code de l’enfant et la loi portant statut du ‘daara’. En bravant les réticences conservatrices, elles montreront à toutes et tous qu’au-delà des paroles, la protection de la génération future est une priorité du gouvernement”, estime Seydi Gassama, directeur exécutif de la section d’Amnesty International au Sénégal.